Molière : un L; Voltaire : un L. Vallon, deux « L » …aussi !
Tous ceux et celles qui ont fréquenté le Mont-Saint-Louis – tant l’ancien que le nouveau – entre la fin des années 50 et le début des années 70 se souviennent sans aucun doute de Jacques Legendre, dit Vallon. Début de calvitie, moustache, verbe haut et clair, Vallon a marqué quiconque l’a approché et n’a laissé personne indifférent. À l’occasion de son 74e anniversaire, j’ai voulu retracer les grandes étapes de la vie de celui que j’appelle encore mon ami.
Vallon naît à Paris le 4 novembre 1929. Son père exerce un métier rare qui lui permet de faire la vie de pacha. Sa mère, inquiète de la mauvaise influence que son mari pourrait exercer sur son fils unique décide assez tôt de retourner chez ses parents à Anzain, dans le nord de la France, près de Valenciennes. C’est là que Vallon sera élevé, en grande partie par son grand-père, qu’il a toujours vénéré; c’est là aussi qu’il fera ses études, qu’il connaîtra la guerre, qu’il commencera à faire du théâtre, qu’il exercera le métier de chef de chantier et qu’il rencontrera son épouse, Paulette. Quand vient le moment de faire son service militaire, Vallon, qui se souvient des bombes et de l’exode de mai 1940, décide de ne pas se soumettre et de quitter son pays. C’est accompagné de sa femme enceinte de leur premier fils (Jacques) et d’un de ses bons amis, Michel, que Vallon s’embarque en 1952 sur un rafiot à destination du Canada.
Imaginez trois Français, tous dans la jeune vingtaine, qui débarquent au Québec en pleine période duplessiste. Quel choc culturel ! Mais quand on a 20 ans et la vie devant soi, il n’y a rien à notre épreuve. Voici donc nos trois lurons qui vont s’installer sur une terre de colonisation en bois « deboutte » à Saint-Ambroise, au Saguenay. Comme ils sont vaillants, ils ne tardent pas à défricher comme de vrais colons; ils se construisent un « schack », et vogue la galère. Toutefois, voilà l’hiver qui arrive; c’est l’un des plus froids dont on se souvienne dans la région et nos amis ont oublié de construire un plancher à leur habitation, ce qu’ils devront faire en plein mois de janvier ! L’aventure commence à être moins coquette, d’autant plus qu’il y a maintenant une bouche de plus à nourrir. Les deux hommes se lancent alors dans la construction dont ils ont une certaine expérience. C’est ainsi qu’ils se retrouvent sur le clocher de l’église de Hauterive à poser du bardeau et qu’ils s’initient au langage pour le moins imagé des Québécois qui travaillent avec eux.
Mais ils ont beau travailler fort, ils n’arrivent que difficilement à joindre les deux bouts. Vallon, qui a tâté du théâtre en France, décide de tenter sa chance dans le domaine. La télévision prend son essor et il espère pouvoir s’y tailler une petite place. Il se rend donc à Montréal pour y trouver du travail; après moult péripéties, il réussit à décrocher de petits rôles ici et là et à faire venir Paulette et leur fils. Pour sa part, Michel, qui a pris femme, décide de faire sa vie sur la Côte Nord. Voici donc Vallon dans la grande ville; rapidement, la petite famille s’agrandit de trois autres garçons (Francis, Jean et Pierre). Vallon commence à être connu dans le milieu du théâtre et de la télévision, il a des projets plein la tête et avec deux amis, Paul et Armande, il s’apprête à ouvrir une boîte nouveau genre qui devrait faire fureur. C’est alors que le malheur frappe; Vallon s’est épuisé à la tâche et les médecins décèlent une terrible maladie qui fait encore beaucoup de ravage à l’époque : la tuberculose. C’est la catastrophe; Vallon doit entrer au sanatorium et les spécialistes estiment qu’il lui faudra au moins 18 mois pour se remettre sur pied, sans toutefois offrir de garantie de guérison. Ils ont compté sans la volonté du patient; ce dernier suit leurs prescriptions à la lettre et six mois plus tard, il est guéri. Les poumons se sont complètement cicatrisés, et Vallon peut mener une vie à peu près normale. Toutefois, financièrement, c’est la ruine. Vallon a disparu de la scène pendant six mois, et dans ce milieu-là (comme dans beaucoup d’autres), on oublie vite. La famille doit vivre d’expédients et de charité. C’est alors que Vallon fait une rencontre qui changera sa vie.
Yves Dubé, qui sera par la suite le premier directeur des Éditions Léméac, est alors professeur de littérature au Mont-Saint-Louis en Belles-Lettres. Pour le bénéfice de ceux qui n’ont pas connu cette époque, je me permets une courte explication : La Belles-Lettres était la cinquième année du cours classique, qui en comptait huit, et la douzième année d’études; de nos jours, elle correspondrait à la première année de cégep. Il convainc les Frères des Écoles chrétiennes, qui dirigent alors le Collège, de lui adjoindre deux personnes qui l’aideront dans sa tâche; l’un enseignera la rhétorique et l’autre, le théâtre. Voici donc Vallon professeur à temps partiel. Comme il ne tarde pas à faire sa marque, les Frères lui confient aussi la tâche de metteur en scène d’une opérette et, par la suite, à l’insistance d’un certain nombre d’étudiants qui souhaitent ardemment faire du théâtre (dont je suis), celle de responsable d’une troupe qui tiendra ses répétitions le samedi. C’est là que, comme beaucoup d’autres, j’ai fait sa connaissance et que s’est nouée une amitié qui dure encore aujourd’hui. Il serait trop long et fastidieux de dresser la liste des pièces auxquelles Vallon a été associé au Mont-Saint-Louis. Je me contenterai de dire que la première fois que j’ai vu Jean-Pierre Chartrand sur une scène c’était à l’auditorium du 244 est, rue Sherbrooke dans La foire d’empoigne, de Jean Anouilh, dans une mise en scène de Vallon.
Par la suite, Vallon poursuit sa carrière de professeur au vieux Mont-Saint-Louis; lorsque le Collège devient le Cégep du Vieux-Montréal, il occupe le poste de Directeur des étudiants et des étudiantes. Puis, répondant à l’appel des Frères qui viennent d’établir le nouveau Mont-Saint-Louis, boul. Henri-Bourassa, il devient professeur de français. Toutefois, après quelques années, il décide de se lancer dans une nouvelle carrière avec l’un de ses anciens étudiants. Presque au pied des pentes de ski du Mont Sutton, Vallon crée Le Blanc Vallon, une petite boutique où il vend de la charcuterie, des fromages et des objets d’artisanat de la région. Nous sommes au début des années 70; le Québec n’a pas encore découvert, comme il le fera une dizaine d’années plus tard, les subtilités de la bonne petite bouffe. L’entreprise périclite et Vallon doit de nouveau se trouver un emploi pour vivre; il retourne à l’enseignement, cette fois, à l’École secondaire de Cowansville. Entré comme suppléant, il ne tarde pas à obtenir une permanence et à se faire de nouveaux amis.
Mais l’école change beaucoup en ces années tumultueuses, et Vallon vieillit; peu à peu, il constate que l’enseignement lui pèse de plus en plus. En 1982, à l’insistance de Paulette qui en a marre des hivers froids, il prend une grave décision : il rentrera en France. Pour ce faire, il doit toutefois d’abord demander son « pardon », car comme il n’a pas fait son service militaire, il demeure insoumis et est donc passible d’importantes sanctions. Il se rend donc au Consulat de France, à Montréal, et apprend alors que malgré ce qu’il a cru depuis qu’il est au Québec, son nom n’a jamais figuré sur la liste noire. Il peut donc rentrer dans son pays d’origine sans problème, et c’est ce qu’il fait en septembre de cette année-là en compagnie de Paulette et de leur plus jeune fils, Laurent, né une bonne douzaine d’années après Pierre. La famille va s’établir à Fourques, un petit village des Pyrénées-Orientales où Paulette avait coutume de passer ses étés quand elle était jeune et où habite encore une de ses cousines. Peu après, le troisième fils, Jean, en compagnie de son amie québécoise, vient s’établir tout près et y fonde une famille.
Voilà donc plus de vingt ans que Vallon est retourné en France après avoir formé de nombreux jeunes au Québec; au début, l’adaptation n’a pas été facile, mais après quelques années, il a appris à apprécier sa vie de retraité, entouré de son épouse, de deux de ses fils et de plusieurs petits-enfants. S’il a connu quelques ennuis de santé il y a une dizaine d’années, il se porte maintenant très bien, même s’il doit faire preuve de modération. Il y a deux ou trois ans, las des facéties de ses compatriotes sur les routes, il est allé s’établir à Perpignan, au centre de l’action d’une ville de taille moyenne.
Il y a malheureusement trop longtemps que je n’ai vu Vallon et Paulette; bien que nous soyons en contact à quelques reprises chaque année, il me semble que je prendrais un immense plaisir à m’asseoir avec eux à une table de café pour siroter un verre et une fois de plus refaire le monde. À défaut, pour toutes sortes de raisons, de pouvoir le faire, je me suis dit que je profiterais de l’occasion que m’offrait Nous les Anciens pour le remercier de tout ce qu’il m’a appris au fil des années; donc, Bon Anniversaire Vallon, et comme disent les Anglais « Many Happy Returns ».
Guy Archambault, promotion 1962
Mai 2004