Quelques fois, sous le coup de l’émotion, certains se portent volontaires afin de prendre la parole devant la foule ou un micro; ne pouvant se soustraire à l’attraction du regard des autres. De mon côté, je crois humblement que la dimension d’un homme ou d’une femme ne se mesure qu’une fois les poussières retombées.
Il y a 11 ans, par un mois de décembre, une personne que vous avez bien connue est tombée d’un trouble de la vascularisation du cerveau, pour en mourir quelques jours plus tard, le 6 janvier 2010, à 66 ans. Cette personne, un de nos professeurs au Mont-Saint-Louis, perdait le pied en glissant sur une maladie sournoise qui l’attendait au détour, mais dont lui ignorait la présence; une glace noire, hémorragie cérébrale.
Peu d’entre nous savent qu’il est né sans nom ni prénom. La chance d’avoir un nom de famille qui vous précède est un atout dans cette vie, un privilège. Lui n’en avait pas, et c’est la vérité. Son nom lui a été donné par l’État.
Bref, lors de son oraison funèbre, on a vanté ses mérites, ses travaux et nombreuses distinctions, on a parlé de ses accomplissements. Ce jour-là, à l’église Saint-Denis, on a parlé de l’homme et de son parcours public. Pourtant, ce professeur que nous avons connu avait aussi un parcours privé, un trajet de vie hors du faisceau des projecteurs. C’est cette dimension de sa vie que j’aimerais mettre en lumière afin de souligner les 11 ans de son départ et de sa mort.
Il est quelques fois difficile de se souvenir d’une personne décédée, car on oublie dans la confusion son visage, puis sa voix, son odeur, ses rires, sa marque de cigarette. Pourtant, aujourd’hui je partage avec vous un geste d’importance que ce professeur a fait, et cela ne doit pas s’oublier.
Son nom : Bruno Roy
Aujourd’hui, en témoignage de ce qu’il a fait pour moi, je crois qu’il est important que l’on sache. Que l’on sache qu’un jour, il est venu chez nous à la maison. Qu’il est entré et qu’il a haussé le ton. Bruno Roy s’est dressé, et Dieu sait qu’il pouvait physiquement être imposant avec sa voix basse et sa stature. Et il a dit : Stop! C’est assez! Il a affronté celui qui me frappait et m’infligeait des sévices de toutes sortes et celle qui ne faisait rien. Pour la première fois de ma vie, un adulte osait prendre mon parti, osait chercher les réponses dans les questions, là où plusieurs détournaient leur regard, lui, il a regardé droit devant. Pour un enfant qui a été puni et mis au pain et à l’eau à répétitions, qui a été frappé à coups de ceintures, à coups de poing, qui a pris sa première « baffe » à l’âge de 5 ans et sa dernière à l’âge de 15 ans, je ne peux vous dire à quel point c’est un tournant dans une vie.
Ce jour-là, Bruno Roy a fait un choix qui le caractérisait, il a fait le choix de faire la différence, et il a mis mon père en garde. Il lui a dit de ne plus jamais lever la main sur moi, d’arrêter les jeux débiles, que sinon, il aurait affaire à lui. Ce jour-là, il a changé une vie, la mienne. Il m’a donné une raison de croire. Cela a fonctionné, car j’ai maintenant 58 ans et je peux écrire ces lignes en témoignage d’un homme qui a fait de grandes choses ; « Monsieur Bruno Damase Roy, merci ! ». Ses deux filles, Catherine et Isabelle connaitront maintenant la nature de l’héritage d’un tel nom devant leur prénom, encore aujourd’hui.
Si un seul apprentissage doit être prélevé de ce témoignage, c’est que chaque fois qu’un adulte intervient pour un enfant, il lui donne une vie. Il y a maintenant plus de 40 ans, Bruno Roy l’a fait pour moi. Il y a quelques semaines, le huissier Louis Martin a sorti un ado de 14 ans de conditions de vie sordides à Granby, et demain, j’espère que nous serons celui ou celle qui acceptera de faire la différence dans la vie d’un autre. C’est un défi immense, mais si vous voulez qu’on parle de vous encore dans 11 ans, je crois qu’il s’agit d’un chemin à suivre.
Un ancien
Janvier 2021