La fougère et l’astragale

Par Serge Bouchard

Serge Bouchard, le 17 mai 2018 ©Jean-Louis Desrosiers

Ces derniers jours, je me suis pris les pieds dans d’anciennes amours. Nul n’échappe aux rappels de la mémoire naïve. Cela fait du bien de se remémorer, d’imaginer encore, c’est-à-dire de revisiter des lieux imaginaires que le temps ne réussit pas à effacer. Je me revois à l’âge de treize ans, en un beau mois de septembre. Je commençais mon cours classique dans un collège de Montréal, frais comme une herbe du printemps, propre comme du neuf, encore petit par rapport aux grands qui nous impressionnaient, évidemment. Je portais un veston foncé, une chemise blanche et une cravate mince, j’avais les cheveux courts, l’œil bien ouvert, la tête en orgueil, mais j’étais quand même sur mes gardes, allant au pas prudent de l’enfant qui déambule dans les corridors inconnus de son petit destin, en route vers ce qui allait devenir ma vie, pour les huit prochaines années. Ce fut une époque cruciale que ce mois de septembre de l’année 1959. Je me souviens de la beauté des jours, du taxi de mon père qui, pour la grande occasion de la rentrée, nous avait reconduit jusqu’aux portes du collège, mes deux frères et moi. Papa avait insisté pour que nous lavions la Chevrolet Delray afin que sa couleur noire fasse digne impression de limousine. Trois garçons de Pointe-aux-Trembles qui faisaient ensemble leur entrée dans un collège classique du centre-ville de Montréal, cela n’était pas ordinaire.

Il y avait d’ailleurs des entrées : d’imposantes grilles noires en fer ouvré perçaient à intervalles réguliers un beau muret de pierre. Cela donnait un petit parc séparant le collège de la rue animée. Mais surtout, cela donnait encore plus de décorum à l’univers dans lequel nous faisions nos premiers pas. Le collège Mont-Saint-Louis affichait une architecture témoignant des bâtiments institutionnels de la fin du 19e siècle. Il avait été érigé en 1875, je crois. Il impressionnait par sa façade en pierres taillées grises, ses grandes portes et ses nombreuses fenêtres en bois. Rien qu’à voir, on voyait bien que nous entrions dans un lieu sacré où tout respirait l’école, les élèves, les souvenirs des anciens, le passage du temps, le timbre de la cloche. Je me souviens des grands escaliers, assez larges pour que nous montions quatre élèves côte à côte, posant nos pieds sur des marches usées par des générations de petits culs comme nous.

Cette année-là, le premier ministre Maurice Duplessis mourut dans une cabane en bois rond, un camp de pêche au cœur des régions sauvages de Shefferville. Je n’ai jamais aimé ce nom, Shefferville, mais qui se soucie de bien nommer les trous de mines ? Qui était ce Sheffer ? S’agissait-il d’un patron de la Quebec North Shore ? Non. Nous étions encore en religion et ce Sheffer, Lionel de son prénom, était un oblat de Marie, vicaire de ces vastes parages nordiques, le pays des Montagnais. C’était au temps d’un ancien plan Nord, le paradis de l’Iron Ore, deux cennes noires la tonne de minerai de fer, le train pour Sept-Iles, une source intarissable de richesse pour le trésor public. Selon les analystes, nous vivions cette année-là les derniers instants de la Grande Noirceur. Mais nous, en ce mois de septembre 1959, nous ne savions pas cette noirceur, nous ne savions rien de cette fin d’époque, nous faisions simplement nos premiers pas dans un univers rempli de défis et de choses curieuses, nous pénétrions dans les dédales d’un collège. Ce présent nous suffisait bien. Dès le premier jour, je rencontrai le frère Martial, préfet de discipline. Tous les nouveaux devaient se présenter dans son bureau. S’appeler Martial et s’occuper de discipline, cela vous commence bien les Éléments Latins. Ce frère effrayant avait des pellicules bien visibles sur les épaules noires de sa soutane. Son regard était bleu de glace, nous en étions quittes pour vivre dans la crainte de Dieu. Puisque je ne croyais pas en Dieu, je vivais dans la crainte, tout court, ce qui m’a formidablement bien préparé à la lecture des œuvres d’Albert Camus. Cela, toutefois, est une autre histoire, ou s’agit-il toujours de la même ?

Vinrent les amis, des enfants encore. Nous allions devenir des hommes en partageant les mêmes classes pendant huit ans. Nous arrivions de partout, de tous les lieux, de tous les milieux, de Verdun, de Ville-Émard, de Pointe-aux-Trembles, d’Ahuntsic, d’Hochelaga et de Tétreaultville, de ces endroits improbables où les jésuites du collège Brébeuf n’espéraient pas récolter des âmes. Le Mont- Saint-Louis, je le sais mieux aujourd’hui, n’était pas un collège comme les autres. L’institution représentait le fleuron des Frères des écoles chrétiennes à Montréal. Les prêtres jésuites regardaient de haut ces frères vulgaires dévoués à la cause de l’éducation populaire. Au Mont-Saint-Louis, le cours classique n’était pas l’apanage des riches, des bons bourgeois et de l’assemblée des snobinards canadiens-français. Des garçons comme moi pouvaient fréquenter l’inaccessible et le mythique. Cependant, l’enseignement des frères n’était pas exactement celui des pères. Notre gymnase était immense, le sport revêtait une grande importance au sein du curriculum. En outre, dans le corridor du deuxième étage s’entassait une immense collection d’animaux sauvages empaillés, la collection complète des travaux des Jeunes Naturalistes accumulés au fil des ans. Les Frères des écoles chrétiennes avaient introduit la dimension scientifique dans leur programme, au grand dam des jésuites qui s’accrochaient aux «humanités» dans leurs définitions les plus pures. Bref, le Mont-Saint-Louis avait adopté une pédagogie qu’on pourrait qualifier de moderne. Influencés par leurs collègues américains, les frères essayaient de désempoussiérer les cadres obsolètes des communautés religieuses dominantes pour qui les Canadiens français étaient des bourgeois et des clercs s’ils étudiaient les humanités ou rien du tout s’ils étaient ouvriers. Le commerce, les sciences physiques ou les sciences de la vie, tout ce savoir n’avait aucune pertinence au vu d’une élite encore enfermée dans ses dogmes religieux.

Le frère Marie-Victorin, Conrad Kirouac de son vrai nom, avait été le champion de cette grande lutte entre les tenants d’une pédagogie ouverte et les défenseurs de la tradition classique. Il s’était battu griffes et ongles pour créer son Laboratoire de botanique à l’Université de Montréal et y était parvenu. Il écrivit une thèse de doctorat remarquable sur les fougères. Au lendemain de la crise de 1929, il allait fonder le Jardin Botanique de Montréal. Jacques Rousseau, le grand explorateur du Nord québécois, l’homme de combat, l’homme de toutes les indignations, avait été son élève, il était devenu son second. Sous l’égide de Marie-Victorin, Rousseau allait rédiger trois chapitres de la Flore Laurentienne. Dans la foulée de son maître qui avait marché la Minganie et combien de milieux naturels du Québec, Rousseau élargit le champ d’enquête et traversa à pied la forêt boréale, jusque dans la toundra. C’est lui, ce Jacques Rousseau, qui organisa la première exposition des Jeunes Naturalistes, nulle part ailleurs qu’au  Mont-Saint-Louis, en 1928. Les deux hommes furent aux sources de la création de l’Association canadienne-française pour l’avancement des sciences.

Les libéraux de Taschereau ne tenaient pas ces pionniers en odeur de sainteté. Ou était-ce que Rousseau, Marie-Victorin et les autres ne respiraient pas assez la sacristie ? Tant et si bien que le premier ministre Alexandre Taschereau fut l’adversaire le plus féroce de la construction du Jardin Botanique de Montréal. En 1932, sous la gouverne de même Taschereau, on songea à simplement fermer l’Université de Montréal, jugée superflue et inutile. On parlait alors du coût de l’éducation et de l’incapacité des Canadiens français à se payer un vrai système. Curieusement, c’est un nouveau venu en politique, un dénommé Maurice Duplessis, qui allait devenir l’allié de Marie-Victorin et des Frères des écoles chrétiennes dans cette lutte épique contre l’establishment clérical. Le carré rouge, à l’époque, était bleu.

Décidément, le Mont-Saint-Louis tranchait. On y trouvait des laboratoires de biologie, des herbiers et, je le disais plus haut, ces impressionnantes collections d’animaux empaillés représentant le bestiaire complet de la forêt canadienne. Jacques Rousseau avait fait sa thèse sur une nouvelle plante sauvage qu’il avait lui-même découvert, l’astragale. Oui, le collège respirait la fougère et l’astragale, il s’ouvrait d’emblée sur les richesses de la terre québécoise. Marie-Victorin soutenait que nul ne pouvait vraiment se réclamer d’un pays s’il ne l’avait nommé, dit, parcouru, appris, découvert, aimé. Je comprends mieux aujourd’hui pourquoi, dans nos cours, on nous entretenait autant des truites mouchetées et des loups gris que d’architecture romaine ou de Scipion l’Africain. Le Mont-Saint-Louis parlait du pays et de la terre, de l’amour de ses arbres, de ses animaux, de ses oiseaux, de ses poissons, de ses moustiques, de ses mouches, de ses paysages. Dans les approches pédagogiques d’aujourd’hui, je revois l’écho de ces anciens programmes liés à la connaissance de la nature, de la géographie et de l’histoire.

Le mythe était plus grand encore : les fils d’Yvon Robert et de Maurice Richard fréquentaient notre collège. Certes Marie-Victorin avait été le champion de la Science et de l’Éducation. Il jouissait d’une grande notoriété et avait légué un riche héritage malgré son départ prématuré. En effet, il mourut tragiquement en 1944 lors d’un bête accident d’automobile au retour d’une expédition botanique dans les Cantons de l’Est. Mais en 1959, Maurice Richard au hockey et Yvon Robert à la lutte représentaient les véritables héros de la nation, les vengeurs de nos humiliations nationales, par la force et par la fougue, chacun dans sa discipline sportive. Juste ces deux noms, Robert et Richard, associés à notre collège, lui donnaient une dimension surhumaine.

En 1900, les Canadiens français ne jouaient pas au hockey. Certains cyniques diraient qu’ils ne jouaient à rien, mais ce serait exagéré. Les tournois d’hommes forts, les courses en raquettes et les marathons excitaient bien des esprits canadiens. Quant au hockey sur glace, c’était un sport nouveau. Les Anglophones de Montréal, de Kingston et de Québec le pratiquaient avec passion. Ils jouaient entre eux. Seuls les Irlandais catholiques avaient osé s’aventurer sur leurs patinoires. C’est ainsi que le Montreal Shamrock des Irlandais jouait régulièrement contre le Montreal Athletic des Anglais ; ces matchs revenaient trop souvent au goût des autorités puisqu’ils atteignaient de hauts niveaux de violence ethnique, provoquant des rixes et des émeutes qui nécessitaient l’intervention des forces de police municipales. Détail amusant : dans la police de Montréal de ce temps-là, se retrouvait une future légende du peuple, l’homme le plus fort du monde, Louis Cyr.

Or, voilà bien la surprise, le Mont-Saint-Louis fut au cœur de la naissance du hockey canadien- français. À cette époque, le collège accueillait les élèves irlandais anglophones. L’institution fut longtemps bilingue. La filière irlandaise explique pourquoi le père d’Émile Nelligan inscrivit son fils au Mont-Saint-Louis, autre source de fierté. Les petits Canadiens fréquentaient les petits Irlandais dans la même cour d’école où, fidèles aux traditions des frères, les deux groupes pratiquaient les sports ensemble. Cherchant à rendre la vie plus misérable aux Anglais, les Irlandais initièrent les Canadiens au hockey sur glace. C’est donc au Mont-Saint-Louis, sous l’influence irlandaise, que se forma la première équipe de hockey canadienne-française digne de jouer avec l’élite. En 1959, nous ressentions instinctivement tout le poids de cette histoire. Le Canadien de Montréal fêtait ses cinquante ans, Maurice Richard avait marqué cinquante buts en cinquante parties, comment ne pas courir aux jeux autant qu’à la chapelle ? Les frères attachaient une grande importance à ce genre de choses, ils avaient pris très au sérieux la devise du mens sana in corpore sano. Je crois aujourd’hui que les frères préféraient la lutte à la messe.

D’ailleurs, le jeune athée que j’étais n’eut jamais à souffrir de la propagande normale des frères qui, comme de raison, croyaient au Dieu des Chrétiens. Mais ils n’en faisaient manifestement pas une maladie. Nous plongions dans la philosophie avec des professeurs avant-gardistes qui nous proposaient l’étude de l’oeuvre d’Ernst Cassirer. Nous apprenions les cruautés de la langue française et nous suivions des cours de communication et d’éloquence, nous avions les meilleurs professeurs de mathématiques du Québec. Malgré tout cela, le Mont-Saint-Louis demeurait ce petit collège pour les classes populaires, une exception malheureuse en bas de la liste des collèges élitistes, dominée alors par Jean-de-Brébeuf, comme de foi et comme de raison.

De rosa en rosae en rosam, au détour des Belles Lettres, je devins un joueur de football. Je me souviens des coups, des courses, je me souviens de l’odeur de l’herbe en automne, de la terre mouillée, de nos uniformes sales, du sang sur nos chandails, de nos rires, de notre amitié, de nos chevilles douloureuses et tordues, des marques sur nos casques. Nous avons appris les gestes, la langue des combats, les regards complices, les pleurs de la défaite, les hurlements de la victoire. Ce sont ces joutes qui me firent comprendre Camus et Saint-Exupéry, et une bonne part du monde. Nous sommes le chemin que nous parcourons. Nous possédons le terrain que nous avons gagné ensemble. L’humanisme n’exclut pas la bataille, l’éducation ne nous dispense pas de l’engagement d’être humain. Les diplômes ne font pas de la magie. D’ailleurs, rien n’est pire qu’un crétin diplômé dans une grande école. Car, à la fin des cours, envers l’absurdité et contre la bêtise, il faut malgré tout créer, aimer, endurer, sourire à la vie, et si possible apprendre à sourire à la mort, aussi.  Nous sommes des combats, il faut affronter le désespoir de toutes les causes. En cela, point de passe-droit.

L’autobus de la ligne 4 passait devant le collège et nous montions à son bord tous les jours de la semaine à 15 h 50. L’ancien circuit le conduisait au terminus Pie-IX, juste en face du Jardin Botanique. Le fantôme de Marie-Victorin rôdait certainement dans l’autobus, son esprit faisait l’aller-retour entre le Mont-Saint-Louis et le Jardin. À l’époque de la fondation du Jardin Botanique, il y avait eu un débat public orageux à propos du choix du site. Marie-Victorin et Jacques Rousseau avaient opté pour des terrains vagues, au nord de la rue Sherbrooke, à l’angle du boulevard Pie-IX.  Cela fit scandale. Non seulement les créateurs du Jardin avaient subi les contrariétés d’un gouvernement libéral qui les désavouait, en même temps que toute la science canadienne-française, mais en plus, ils durent subir les foudres des snobs de Montréal qui trouvaient proprement scandaleux d’établir une pareille institution dans l’Est de la ville, parmi les ouvriers incultes. Bien sûr, ces ténors du bien public proposaient que le Jardin s’installe à Outremont ou quelque part sur la montagne, là où le peuple barbare ne risquerait pas d’abîmer les fleurs.

Au printemps de l’année 1970, j’amorçais ma maîtrise en anthropologie à l’Université Laval. Je nageais dans les univers de l’Algonquinie et, enthousiaste, j’eus la naïveté de téléphoner à Jacques Rousseau pour lui demander de l’information sur les Cris, les Naskapis et les Montagnais. Je cherchais des informations pointues à propos du lac Nichicun ; oui, j’eus le culot de m’adresser au grand maître. À ma surprise, il me répondit, plus encore il m’invita au restaurant des professeurs de l’Université Laval. Depuis quelques années, le légendaire Jacques Rousseau avait rallié le Centre des études nordiques où quelques professeurs admiraient le caractère mythique de son œuvre de vulgarisation scientifique. Car Jacques Rousseau n’avait pas que des amis. Son caractère bouillant lui jouait des tours. On ne le consultait guère et il se trouvait un peu en retrait des effervescences de la Révolution Tranquille. Mais il était là, savant et disponible, encore jeune à 65 ans. Avant de seulement réaliser ce qui m’arrivait, je me retrouvai en tête-à-tête avec le célèbre botaniste.

Coiffé d’une belle chevelure absolument blanche, sûr de lui et parlant haut, l’homme en imposait. Il exécrait les professeurs et les ronds-de-cuir, il préférait la compagnie des étudiants, il tenait le jeune Pierre Trudeau pour un fumiste, il rageait contre les technocrates, peut-être bien contre le monde entier. J’écoutais religieusement l’homme qui avait refait le voyage labradorien de Mina Benson Hubbard, l’homme qui avait traversé la péninsule de l’Ungava, celui qui avait écrit tant et tant de textes sur les Cris mistassins, sur le Nord, sur la forêt boréale, sur les plantes, l’élève et le fidèle collaborateur du frère Marie-Victorin, le découvreur de l’astragale. Jacques Rousseau respirait l’aventure, la curiosité, la passion ; c’était un libre-penseur et un rebelle. Congédié de sa fonction de directeur du Jardin Botanique, congédié par le Musée de l’Homme à Ottawa, auréolé des mystères malheureux de ces malentendus, il n’en demeurait pas moins un géant à mes yeux. Je connaissais tous ses écrits. Je savais son amour du Nord, de la nature, des Indiens et de l’histoire. En le regardant, j’imaginais la profondeur du lac Nichicun, la sacralité des monts Otish, les océans d’épinettes noires, puis l’infinie toundra, la rivière Korok, le Cratère du Nouveau-Québec. Mais, curieusement, je revoyais aussi la rue Sherbrooke, l’autobus de la ligne 4, le Jardin Botanique, je revivais tous les combats, toutes les routes, toutes les indignations de cet homme intemporel.

Rousseau mourut cet été-là, en 1970, terrassé par une crise cardiaque à 65 ans, précisément à l’âge que j’atteins cet été. Aucun media ne rapporta sa mort, personne n’évoqua son œuvre, nul ne commenta la grande valeur de sa vie, de ses voyages, de ses traversées de l’absurde. L’astragale rejoignait la fougère dans les sous-bois tranquilles de la mémoire. Il mourut juste avant la crise d’octobre, juste avant la mise en chantier des projets de la Baie-James  – le plan Nord de Robert Bourassa –,  il mourut avant les abstractions politiques précieuses du dandy Trudeau, élève des jésuites, raisonneur impénitent, canoteur de pacotille. Il y eut ceux qui ramaient, il y eut ceux qui faisaient ramer les autres. Les deux ne fréquentaient pas les mêmes écoles. Méfiez-vous de vos souvenirs d’enfance : tous les enseignements ne se ressemblaient pas.

Oui, dans ma tête, aujourd’hui encore, je refais le voyage jusqu’aux pierres grises de mon collège. Je retouche aux animaux empaillés des Jeunes Naturalistes, je reconnais les odeurs du laboratoire de biologie. Je repense à ce mois ensoleillé de septembre 1959, à mon veston foncé, ma chemise blanche, ma cravate mince. Ma mémoire olfactive invoque d’autres automnes, l’herbe des terrains de jeux, la terre jusqu’entre mes dents, les feuilles mortes, les écorces, mon casque de football qui tournoie sur le sol, juste après le choc. Ma nostalgie me conduit à l’orée des sous-bois, où je retrouve au pied de la fougère, au pied de l’astragale, les germes mêmes de la libre pensée, liberté oubliée que nous foulons sans prendre garde, déflorant tout sur notre passage, au volant de nos véhicules tout-terrain.

Chronique: La fougère et l’astragale, L’Inconvénient, 8 octobre 2012.

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